En 2022, le Conseil Africain et Malgache pour l’Enseignement Supérieur (CAMES) a lancé un appel à projets sur le thème : « la résilience des économies des pays de l’espace CAMES  face aux crises internationales » mettant en compétition l’ensemble de ses Programmes Thématiques de Recherche. Pour relever le défi, le Programme Thématique de Recherche Langues, Sociétés Cultures et Civilisations (PTR-LSCC) s’est engagé dans la compétition en proposant le projet : « L’Afrique à hauteur du monde : savoirs endogènes, innovations technologiques et résilience ».

Justifié par un postulat audacieux, le projet observe que l’Afrique contemporaine est fragile de ses extraversions (P. Hountondji, 2022) diverses : politiques, culturelles, anthropologiques, philosophiques, scientifiques, sociétales mais également économiques. Cette posture la rend ignorante d’elle-même et du potentiel de développement contenu dans ses propres valeurs. Or, comprendre la résilience, qu’elle soit économique ou de toute autre nature, consiste à renverser ce paradigme de la dépendance coloniale et épistémologique et à saisir, indépendamment des cadres conceptuels et méthodologiques importés, le sens africain des choses. Ainsi, la résilience, c’est-à-dire la capacité à surmonter un choc et faire front, est la résultante de diverses actions ou mécanismes qui visent à faire face à des crises et à résister à leurs conséquences multiformes. Autrement dit, c’est de l’aptitude de l’homme, au sein des communautés où il évolue, à dompter son environnement, à exploiter les ressources psychologiques, culturelles et spirituelles, à exercer un leadership authentique ; à convoquer conjointement des outils modernes et savoirs locaux, que survient la résilience. Dans un contexte de mondialisation homogénéisante, voire universalisante et sur des territoires confrontés à des crises, le PTR-LSCC a choisi d’identifier et d’analyser les outils et savoirs endogènes susceptibles d’aider les communautés à trouver les ressorts pour rebondir en luttant contre toutes formes de perturbations. La recrudescence des crises sur le continent africain depuis quelques années est un épisode malheureux de son histoire ; mais elle constitue sans nul doute une opportunité majeure pour lui de se réinventer sur les plans politique, et économique, culturel voire épistémologique en s’appuyant sur ses patrimoines culturel, linguistique et sur ses traditions séculaires afin d’inventer des  stratégies pour son véritable essor. Ainsi, la résilience, phénomène de réadaptation qui fait suite à des événements traumatiques, trouve souvent ses racines dans le passé. C’est un processus qui repose en grande partie sur le capital d’expériences des individus, des groupes et des sociétés à divers moments de leur existence. Elle est perçue comme un mécanisme fondamental permettant d’envisager l’avenir sous l’angle du vécu, offrant ainsi une base solide pour la reconstruction et l’adaptation.

Classé troisième lauréat du Prix Macky SALL de la recherche en Afrique à l’issue des évaluations, le PTR-LSCC a dû redimensionner son projet afin de l’adapter à l’enveloppe de 15 000 000 de Francs CFA dédiée au rang qu’il a occupé pour produire des résultats optimaux.

Présentation du Projet : « L’Afrique à hauteur du monde : savoirs endogènes, innovationstechnologiques et résilience »

La résilience est un concept complexe qui désigne la capacité d’un individu, d’une communauté, d’une organisation ou d’un système à faire face à des événements traumatiques, à se remettre de ces épreuves et à s’adapter positivement aux changements ou aux adversités. Elle implique non seulement la récupération après une crise, mais aussi la capacité à en tirer des leçons et à se renforcer face à de futurs défis. Ionescu S. (2012) en donne une définition plus précise : Le terme résilience apparaît, en anglais, en 1626 et constitue un dérivé du latin resilientia. C’est le philosophe Francis Bacon qui l’utilise pour la première fois, dans son dernier ouvrage, Sylva Sylvarum ou Histoire naturelle, pour désigner la manière dont l’écho « rebondit ». Ionescu S. (2012 : 19) De là, la résilience peut être individuelle. Elle fait alors référence à la capacité d’un individu à surmonter des événements stressants tels que des pertes, des échecs, des traumatismes ou des épreuves de la vie, et à rebondir avec une force nouvelle. Il ne s’agit pas simplement de « survivre », mais de se reconstruire et parfois de se développer à travers l’adversité. Cette capacité est influencée par des facteurs personnels (compétences émotionnelles, soutien social, optimisme) et des facteurs environnementaux (famille, culture, communauté). Sur le plan collectif, au niveau d’une communauté ou d’une société, la résilience désigne la capacité d’un groupe de personnes à se remettre après une crise ou un traumatisme collectif, comme une guerre, une catastrophe naturelle ou une crise économique. Elle implique la reconstruction des structures sociales, économiques et politiques ainsi que l’amélioration de la coopération au sein de la société pour faire face à de futurs défis. La résilience collective se construit à travers la solidarité, l’entraide et la capacité de la communauté à s’adapter et à innover face aux nouvelles réalités. Les défis du monde actuel permettent d’identifier diverses formes de résilience en relation avec des domaines spécifiques. Pour rester dans l’air du temps, l’on évoquera, par exemple, la résilience écologique comme la capacité d’un écosystème à se remettre d’une perturbation (incendie, inondation, perte de biodiversité) et à retrouver son équilibre, voire à évoluer vers un nouveau type d’équilibre si nécessaire. Elle dépend de la diversité écologique et de l’interconnexion des différents éléments de l’écosystème. Il existe également la résilience économique qui fait référence aux aptitudes d’une économie à résister, à s’ajuster et à se redresser après des chocs externes tels que des crises financières, des changements de politique économique ou des catastrophes naturelles. Elle inclut la diversification des secteurs économiques, la flexibilité des marchés du travail, et la capacité d’innovation pour s’adapter aux nouvelles conditions économiques. Enfin, on peut également citer la résilience organisationnelle où une organisation arrive à surmonter les crises, à minimiser les impacts négatifs des perturbations (changements dans le marché, catastrophes technologiques, crises sanitaires) et à maintenir ou à rétablir son fonctionnement normal. Elle nécessite souvent une gestion proactive des risques, la mise en place de plans de continuité d’activité et une culture organisationnelle souple et adaptable. La résilience est donc un concept transversal qui réfère à une double action : une action de résistance aux chocs ; puis une action de la recherche ou de la mise en place de mécanismes pour un retour à l’équilibre. L’objectif général, dans la perspective de compréhension du sens africain des choses (Diandué 2018), a consisté à élucider le sens et les significations du concept de résilience dans les savoirs endogènes africains et à les articuler aux innovations technologiques de façon à faciliter la riposte face aux crises, en contexte africain.  Les objectifs spécifiques ont été déclinés en trois axes de recherche :

  • Axe 1 : Approche terminologique du concept de résilience dans les langues africaines ;
  • Axe 2 : Expressions de la résilience dans la littérature traditionnelle orale africaine ;
  • Axe 3 : Les récits de la résilience : leçons de vie du parcours des déplacés, réfugiés et accueillants.

Mobilisant au total une quinzaine de chercheurs dans huit pays de l’espace CAMES (Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Mali, Sénégal, Tchad, Togo), les résultats de la recherche permettent des applications dans plusieurs domaines, à savoir l’éducation, la gouvernance et la recherche créative pour ne citer que ceux-ci. Plus précisément, au niveau de l’axe 1, la recherche a consisté à recenser les unités terminologiques relatives au concept de la résilience dans quatre (4) langues africaines ; procéder à la normalisation et à la création néologique autour du concept « résilience » ; produire un lexique thématique multilingue de la résilience en quatre langues africaines : l’agni sanwi de Côte d’Ivoire, le gungbe du Bénin, le bamanankan du Mali et le kabiyè du Togo ; publier quatre articles scientifiques sur la thématique de la résilience dans les langues africaines, regroupés dans le présent dossier puis élaborer un policy brief relatif à la nécessité de promouvoir les langues nationales africaines notamment à travers un aménagement terminologique de valorisation qui permette de promouvoir le pouvoir du langage d’une part et qui favorise un réarmement moral et psychologique des locuteurs des langues africaines, d’autre part.  Les travaux de l’axe 2, en simultané dans trois pays (Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Sénégal) ont consisté en une collecte de contes et de proverbes dans ce que nous avons nommé « des corpus dormants » à savoir des corpus de thèses de Doctorat ou de mémoires de Master inexploités après les soutenances. L’objectif de cet axe est de promouvoir un corpus de trésors ancestraux, de patrimoines africains. Au niveau de l’axe 2, l’équipe de base a été renforcée par les membres de la coordination et des collègues spécialistes de Littérature Orale exerçant dans les universités des pays susmentionnés. Le corpus de base comptant 75 contes et 120 proverbes a donc été augmenté de 40%, certains textes ayant été récoltés deux fois. Dans un deuxième temps, quatre articles issus des analyses des ressources de cet axe font l’objet de publication dans le présent dossier sans oublier l’ouvrage illustré publié chez Africa Reflets Éditions en Côte d’Ivoire. D’un point de vue structurel, le conte se révèle comme un outil d’apprentissage de la résilience qui promeut de nombreuses valeurs et qualités dont le courage, la persévérance, la détermination, la solidarité, la sincérité, l’honnêteté, toutes liées à la résilience en contexte africain …  L’axe 3 s’est soumis à un exercice de réinvention des pratiques de recherche en vue de proposer aux citoyens africains des savoirs immédiatement accessibles. Il s’est agi d’une activité derecherche-création qui a consisté à produire des connaissances prêtes à être diffusées auprès des communautés locales et du grand public en combinant la dimension technico-artistique aux pratiques de recherche. Conduit au Cameroun et au Tchad, l’objectif principal de cet axe a été de collecter des récits de victimes puis d’en extraire des mécanismes endogènes de la résilience en Afrique. La dimension création de cet axe a permis de les réarticuler dans une série documentaire bilingue (fulfulde-français) intitulé Konngol munyɓe. Konngol munyɓe, que l’on peut traduire par « la parole des patients », de sonder les mécanismes de la résilience dans la mémoire vivante des rescapés (déplacés et réfugiés) de la crise Boko Haram qui a déstabilisé le bassin du Lac Tchad. Plus de dix ans après les premiers enlèvements et attaques, les quatre voix anonymes de ces podcasts mettent en exergue les leviers sur lesquels s’appuie la résilience des rescapés et indiquent aux acteurs sociaux et décideurs politiques les meilleurs voies et moyens pour approcher la question de l’humanitaire. L’affiche, le portfolio et les documentaires sont les principaux résultats de l’axe 3. La série est composée de quatre épisodes qui ont pour titres : « Le bonheur perdu » (épisode 1), « Et la guerre débuta » (épisode 2), « S’adapter ou périr » (épisode 3), « Rêve en couleurs » (épisode 4).

Au total, le Projet : « L’Afrique à hauteur du monde : savoirs endogènes, innovations technologiques et résilience » est une belle aventure scientifique et humaine, transfrontalière et pluridisciplinaire. Les résultats du projet sont un manifeste qui cristallise de nombreuses problématiques sociales, culturelles, linguistiques dans les Sciences Humaines et Sociales en Afrique. En les citant pêle-mêle, les fondamentalismes religieux, les langues nationales et l’expansion de leurs fonctions ; et enfin, la promotion des savoirs endogènes sont autant de sujets de recherche que les chercheurs devraient avoir les moyens de questionner afin de favoriser l’inclusion dans les sociétés africaines.

Expressions Linguistiques et discursives de la résilience en contexte africain

Ce dossier présente une partie des résultats de l’axe 1 : « Approche terminologique du concept de résilience dans les langues africaines » et de l’axe 2 : « Expressions de la résilience dans la littérature traditionnelle orale africaine » qui ont rassemblé, respectivement, des chercheurs de quatre pays (Bénin, Côte d’Ivoire, Mali, Togo) et de trois pays (Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Sénégal).

Section 1 : approche terminologique du concept de résilience dans les langues africaines 

L’analyse des représentations linguistiques, fondée sur des recherches terminologiques, revêt une grande importance dans la compréhension des diverses nuances et significations associées à un concept donné. En effet, la terminologie sert à établir un vocabulaire précis qui facilite la transmission et la compréhension des connaissances, à transférer les savoir-faire et à partager des idées entre spécialistes d’un domaine donné. À travers une approche méthodique, il a été possible d’analyser les  notions et les dénominations de la résilience dans les langues africaines identifiées tout en tenant compte des variations culturelles et contextuelles qui influencent leurs emplois. Cette démarche implique une collaboration étroite entre locuteurs des langues cibles et terminologues et, dans un deuxième temps, entre traducteurs, journalistes, écrivains et terminologues, afin de garantir l’exactitude et la pertinence des équivalences terminologiques élaborées. Les amendements proposés à chaque étape de cette recherche permettent une intégration systématique des retours d’expérience des utilisateurs, renforçant ainsi la fiabilité du lexique thématique multilingue produit. L’exploration des représentations linguistiques à travers des analyses terminologiques ne se limite pas à une simple compilation de mots; elle constitue une entreprise dynamique visant à enrichir les langues africaines, en s’appuyant sur les spécificités locales et en promouvant une plus grande intercompréhension entre les différents groupes linguistiques. Au terme de cette démarche, les quatre articles rendent compte des résultats des terrains Côte d’Ivoire, Bénin, Mali et Togo.

Section 2 : « Expressions de la résilience dans la littérature traditionnelle orale africaine »

Les expressions de la résilience dans le contexte africain se manifestent à travers un ensemble riche de savoirs endogènes. Les œuvres littéraires orales et écrites, principalement les proverbes et les contes dans le cadre de cette recherche, jouent un rôle fondamental en cristallisant des significations qui favorisent et renforcent la résilience des populations face aux diverses crises auxquelles elles sont confrontées. Ces représentations s’articulent autour de modèles anthropologiques, sociaux et spirituels qui, bien qu’ayant été durablement perturbés par les chocs de l’histoire, demeurent des sources importantes de résistance et d’adaptation pour les communautés africaines. L’étude des textes de la littérature orale et écrite a permis de mettre en lumière des stratégies identitaires qui illustrent cette résilience, tout en offrant un cadre éducatif pour les jeunes générations. En effet, ces représentations agissent comme des vecteurs de transmission des valeurs et des enseignements. Les quatre articles démontrent qu’il est essentiel de valoriser les corpus de recherche relatifs à la résilience dans les littératures orales, en répertoriant et en analysant les modèles textuels dont ils  témoignent. Cette démarche enrichit la compréhension de la résilience en Afrique et contribue à proposer un modèle éducatif orienté vers la durabilité et l’épanouissement des individus et des communautés. Trois leçons sont à retenir de l’expérience du projet « L’Afrique à hauteur du monde : savoirs endogènes, innovations technologiques et résilience ». Il s’agit d’abord de mentionner que les chercheurs africains, notamment ceux de l’espace CAMES, sont capables de travailler dans des équipes transnationales et même inter-régionales autour des projets fédérateurs et productifs. Dans un deuxième temps, il faut se convaincre de l’idée qu’à partir des recherches en Lettres et Sciences Humaines, il est possible de documenter les savoirs africains en vue d’en ressortir les mécanismes et les stratégies visant la promotion d’un développement endogène du continent. Enfin, l’expérience du présent projet a permis de proposer aux Africains, en particulier, et aux chercheurs en général que la résilience en Afrique a un lexique technique, des imaginaires et représentations. Cette découverte devrait permettre de la vivre non pas comme un phénomène exogène mais bien comme un fait endogène qui structure le vivre-ensemble et aide à s’élever au-dessus des crises qui peuvent survenir dans le parcours des individus, des groupes et des sociétés.

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Mise en ligne 30/11/2023